SEANCE DU JEUDI 23/03/2023
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Dien Bien Phu, Jules Roy
18 mars 1954
Quittant le réseau des Dakotas qui tournent, depuis l'aube, le lieutenant Biswang pique soudain sur la piste, charge 23 blessés et décolle sous le feu, entre les trous d'obus. Derrière lui, le commandant Darde essaie d'en faire autant; il est déjà posé quand le bombardement reprend, contraint les ambulances à s'éloigner, et il décolle à vide, encadré par les tirs de mortiers. Le médecin qui accompagne l'hôtesse est grièvement blessé, et l'avion percé en 22 endroits. Pourtant, il n'y a, à bord des Dakotas marqués des croix rouges que le personnel d'équipage, les infirmières convoyeuses et des boîtes de plasma. Le Vietminh ment quand il déclare à sa radio que les Dakotas sanitaires sont chargés d'obus de 105 et de 120.
Il n'y a d'ailleurs que les blessés à essayer de sauter dans les avions, mais aussi un journaliste militaire, échoué là, les équipages des avions détruits et les cadres que Castries a dû relever pour incapacité. Le feu, jusqu'à présent, seul le Vietminh y était habitué. Sous la menace de la mort, la peur paralyse, des visages blêmissent et des carcasses flageolent, l'esprit est atteint de diarrhée comme le corps. Seules, les âmes fortes résistent à la panique et refusent de laisser paraître la peur qu'elles éprouvent comme les autres. Depuis le 13 mars, le temps qui passe à Dien Bien Phu est celui de la vérité: les hommes se montrent tels qu'ils sont et non tels qu'ils ont paru être, et les caractères s'affrontent.
Sur Eliane 4, Bigeard croise un de ses officiers qui se rend à une convocation de Langlais, lui fait rebrousser chemin et descend péniblement, son gourdin à la main, vers le PC où il arrive, blême de colère. De quoi se mêle Langlais? Ignore-t-il que c'est Bigeard qui commande le 6ème BPC? Les deux officiers se heurtent si violemment que, tapant soudain du poing sur l'étai qui soutien le toit de son abri, Langlais dit:
- Frappons là-dessus avec nos têtes. Nous verrons bien qui, de nous deux, a le crâne le plus dur.
Tous deux éclatent alors de rire et se serrent la main. (...)
Langlais conduit son nouvel ami Bigeard a l'hôpital, où le docteur Grauwin lui injecte une forte dose de novocaïne dans l'artère fémorale pour le soulager.
Tenir, ce n'est plus seulement prétendre ou déclarer tenir, mais ne pas broncher sous les coups. Le sergent Sammarco, relevé de sa garde devant le cercueil de Gaucher, n'arrête pas de jurer en ramassant les caisses d'obus et de vivres dans les barbelés. Au voisinage des morts dont l'odeur flotte sur le camp, la vie a pris soudain un prix démesuré et, pour empêcher qu'on accumule les cadavres à une morgue qu'on a prévue, comme tout le reste, de proportions ridicules, Castries signe une note de service, brève et atroce: "Désormais, les tués au combat seront enterrés sur place." Les cimetières sur lesquels pleuvent les colis n'ont plus de sens, les cercueils ne sont mêmes plus réservés aux officiers, et il est hors de question d'espérer que des avions pourront jamais ramener à Hanoï des morts qui n'ont plus de grades quand les blessés manquent de tout et que la pitié ne suffit plus à les sauver. Les obus de 105 ont enseveli des blessés sous les abris dérisoires de la salle de triage. Le Père Heinrich ferme les yeux des morts et distribue les absolutions.
Sans la croix d'argent qu'il porte sur la poitrine, on le prendrait pour un officier de légion avec son front court, ses cheveux taillés en brosse, son visage un peu épais de bon vivant. Grauwin a envie de pleurer.
L'effroyable spectacle des corps brisés et des têtes arrachées le soulève à la fois d'horreur et de fureur. Pour atteindre l'abri où il prend quelques heures de repos, il enjambe des tas de membres coupés. Loin d'accepter le sort contraire, il stimule ses infirmiers, obtient des services du génie les nouveaux abris que le commandement lui refuse, réclame du sang et de la pénicilline que des avions lui parachutent.
Avec son ami Gindrey, il opère, scie des os, déroule des mètres d'intestins, suture des plaies de thorax, fait évacuer les centaines de cadavres qui avaient débordé de la morgue et recouvraient l'aire d'atterrissage des hélicoptères, les toits des popotes et des dortoirs. De macabres chargements, bourdonnants d'essaims d'énormes mouches violettes, les emportent en camions dans des fosses creusées au bulldozer. (...)
Dien Bien Phu,Jules Roy
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